Nous vivons dans un paradoxe permanent : alors que nous avons des établissements globalement acceptables –les défauts dus aux contingences pèsent mais ne sont pas dominants- alors que nous jouissons d’un système de solidarité exceptionnel – visible au niveau mondial- alors que tous les éléments sont réunis pour faire de l’éducation une chance, nos lycéens entrent tous les matins à reculons dans leurs établissements, n’attendant que le moment libérateur du soir.
Comment expliquer cette distorsion entre les moyens proposés, offerts, mis en œuvre et le désenchantement majoritairement installé dans nos mentalités lycéennes ?
Les réponses sont nombreuses, et certaines terriblement concrètes : comment continuer d’attribuer à l’école un rôle moteur alors que son fonctionnement d’ascenseur social est en panne ? Comment demander un élan, alors que les cours sont encore majoritairement organisés d’en haut, trop souvent en fonction du cahier de textes ? Comme souhaiter de l’enthousiasme quand certaines journées approchent, transports et devoirs compris, des 11 ou 12 heures ?
Tout ceci est vrai, mais ce qui me préoccupe le plus, ce qui me semble premier et essentiel réside dans une crise de sens. Crise de l’école, reflétant elle-même une crise d’âme plus large encore. Que faisons-nous ici ? Telle est la question qui se pose dans la chair des lycéens, et qui les taraude implicitement.
Et comment ne pas la comprendre ? Imaginons une journée de lycéen(ne), sept heures de cours chacune étant marquée par un patriotisme de matière, chaque professeur désireux –légitimement- de marquer le plus fortement possible l’importance capitale de son cours. Est-il possible de concevoir que l’une ne chasse pas l’autre ? Au bout du compte, c’est le sens des études qui s’en trouve érodé.
Le travail premier du lycée me semble donc de redonner du sens aux matières enseignées. Certaines voix nous incitent à la faire en tirant vers le bas, en «rendant utiles » les matières enseignées, c’est-à-dire en les liant directement à la rentabilité de la vie courante et économique.
Je préfère aller vers la voie qui donne du sens aux études en les plaçant dans une perspective culturelle, qui conduit à la réalisation de soi.
« La culture », le grand/gros mot est lâché. « la culture, c’est prise de tête » disent fréquemment les jeunes, la culture n’est pas possible pour tous affirment d’autres, péremptoires, d’un large mouvement de menton privilégié.
Et pourtant…
La culture est essentielle, à nous tous, pour donner sens à notre vie.
Qu’est-elle, si ce n’est la possibilité donnée de se trouver, de trouver le chemin qui mène à soi, la voie d’accès à son unicité ?
Car nous sommes uniques – 10 milliards de combinaisons possibles d’ADN et nous sommes 6 milliards, chacun de nous est donc à nul autre pareil et doit s’assumer en tant que tel-. Notre vie doit donc trouver ses propres chemins de réalisation. Et la culture s’offre comme moyen d’épanouissement.
Il convient donc de dire à chaque lycéen(ne) qu’il/elle est cultivé(e). Manger, vivre, aller dans le soleil, aimer, aucun de ces actes qui ne soit modelé par la culture. Ils/elles sont donc d’ores et déjà riches d’un héritage. Qu’ils/elles le reconnaissent avec fierté. Et qu’ils/elles partent ensuite à la conquête d’eux mêmes. Et les études ont pour but premier cette conquête-là.
Je crois en cette démarche, car des demandes existent et des résultats se dessinent.
Qu’on rende les musées gratuits, lors de la journée du patrimoine par exemple, et des milliers de personnes entrent en des lieux supposés élitistes, des musées d’art moderne et contemporain par exemple. Et les découvertes se font avec gourmandise.
Loin de l’idée populiste qui réduit les formes nouvelles d’art à des élucubrations d’intellectuels fatigués, les masses entrent en force dans le désir de perceptions nouvelles. Et demandent un nouveau regard sur le monde, via les œuvres modernes.
Et les résultats sont là. J’ai pu éprouver le bonheur de la découverte artistique par mes élèves lors de sorties culturelles. Leur joie partagée lors des séjours faits à Florence. L’émotion vécue sous les voûtes des églises baroques de Nice. L’étonnement éprouvé, fécond et tendu, dans les découvertes du Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice. La cathédrale de Grasse n’est pas en reste, avec ses trésors architecturaux et d’œuvres peintes. Et l’on sent bien que cette interrogation esthétique travaille les élèves. Ceux qui viennent de Mouans-Sartoux sont comme d’ores et déjà sensibilisés aux problèmes d’esthétique, par l’action que mène dans la cité le Musée du Château, de l’Art Concret.
Ces questions, loin d’être abstraites ou factices posent le problème essentiel de notre sens, du sens de notre passage sur terre. Par quelles données pouvons-nous le justifier ? Les jeunes sont sensibles au problème de l’absurde, ils sentent confusément que seule la culture peut nous permettre de le dépasser et d’affirmer avec Albert Camus qu’Il faut imaginer Sisyphe heureux. Et quand ils entrent dans cette démarche tout devient sinon acceptable, au moins discutable. J’ai le souvenir heureux de lycéens assistant à la représentation de Caligula, avec respect et assiduité. Après une étude du texte en classe, ils ont découvert la force d’une mise en scène, l’ont discutée, l’ont reliée à leur vie propre.
Pendant des décennies la continuité culturelle de l’Etat a été assurée. Bon an, mal an, au gré des ministres et des ministères, la dimension artistique de l’Ecole n’a jamais été niée, a toujours été entretenue. Il n’est pas sûr qu’il en soit ainsi dans les années qui viennent, surtout si elles confirment le libéralisme ambiant.
Il conviendra donc de lutter pour que ce vecteur, porteur de sens et d’humanité, soit maintenu, afin que nos élèves vivent avec plus de lucidité et d’enthousiasme les chances qui leur sont données. Chances de se trouver, et de se former, en tant que travailleur, citoyen et homme/femme.
Yves Ughes
Professeur au lycée Tocqueville, à Grasse,
Poète et écrivain.
Intervention du vendredi 13 avril 2007
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